Q. : Gonzague de Reynold est un penseur très peu connu en France, pourriez-vous nous le présenter ?
X. M. : Gonzague de Reynold est un penseur et écrivain contre-révolutionnaire suisse. Il est né le 15 juillet 1880 à Fribourg et mort le 9 avril 1970 à Cressier, dans son château. Il est le fils du baron Alphonse-Marie, capitaine de dragons, et de Nathalie-Victorine de Techtermann. Durant son adolescence, de 1891 à 1899, il étudiera et obtiendra son baccalauréat au Collège Saint-Michel à Fribourg, une institution vénérable qui existe encore, fondée par Saint Pierre Canisius au temps de la Contre-Réforme. Il étudiera ensuite à la Sorbonne et à l’Institut catholique de Paris de 1899 à 1901. Il complétera ses études par un passage à l’université de Fribourg-en-Brisgau en Allemagne du sud et reçut son doctorat à la Sorbonne en 1909.
De retour en Suisse, il fut avec Charles-Ferdinand Ramuz, les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria, l’un des chefs de file du mouvement de rénovation littéraire et poétique de la Belle Époque, dans l’esprit de cette génération d’avant-guerre. Désargenté, cette vie de bohème ne lui permettait pas de vivre et il gagnait alors sa vie tant bien que mal comme privat-docent, puis chargé de cours à l’université de Genève à partir de 1909.
En 1914, inquiet de l’imminence de la guerre, il fonda avec quelques amis la Nouvelle Société helvétique, dont le nom rappelait celui de la Société Helvétique du XVIIIe siècle, qui était à l’origine de l’esprit national suisse moderne. Cette organisation (qui existe encore aujourd’hui) permettra de défendre les valeurs centrales de la Suisse comme son armée, sa neutralité, son fédéralisme et bien sûr son christianisme.
Pendant la guerre, il sera appelé par le général Ulrich Wille, commandant en chef de l’armée suisse, à la fonction de chef du Bureau des conférences de l’armée, une fonction qui lui permettra d’exercer une influence intellectuelle puisqu’il s’agissait d’inculquer aux soldats et officiers de toute l’armée une notion de leur histoire et de leur culture dans un esprit patriotique. C’est à cette époque qu’il sera nommé professeur ordinaire de littérature française à l’université de Berne à partir de 1915.
Il y fut un professeur très brillant qui avait beaucoup de succès et les étudiants venaient de loin pour entendre ses cours. Même Walter Benjamin a brièvement été son étudiant et ne semble pas avoir été choqué par ses vues. Pourtant, il y avait une opposition contre le flamboyant professeur homme de lettres et poète, d’idées contre-révolutionnaires. D’où une cabale qui éclata en 1931, à la suite de la parution de son ouvrage La démocratie et la Suisse. Reynold accepte l’appel de l’université de Fribourg, sa ville natale où il enseignera de 1932 à 1951.
Pour rappel, la Fondation de l’Université de Fribourg date de 1889. Le 4 octobre 1889, le Grand Conseil du Canton de Fribourg avait décidé de donner les pleins pouvoirs au Conseil d’État, afin de préparer l’ouverture provisoire de l’une ou l’autre faculté de l’Université. Le conseiller d’État Georges Python grand homme politique catholique fribourgeois, fût le principal moteur de cette réalisation, qui réalisait une aspiration ancienne des catholiques suisses de posséder [https://www.unifr.ch/uni/fr/portrait/historique.html leur université].
Q. : Quels sont les auteurs qui ont influencé sa pensée ?
X. M. : Reynold était fondamentalement influencé par l’enseignement de l’Église auquel il est toujours resté fidèle. Ceci implique bien entendu la fidélité à la philosophie de Saint Thomas d’Aquin. Mais il n’était pas vraiment un philosophe et certainement pas un théologien. Dans sa jeunesse il était très influencé par des poètes et des grands écrivains français comme Chateaubriand. Il avait été nourri de culture française et de la littérature française classique, par tradition familiale mais aussi parce que c’était l’esprit qui dominait dans les écoles catholiques comme le collège Saint-Michel à Fribourg, évoqué précédemment, où il avait été élève. En même temps il était très attiré par les romantiques y compris les romantiques allemands.
Politiquement, il a subi l’influence de Maurras et des idées de l’Action Française, mais en gardant une distance car il souhaitait se référer à un « esprit Suisse », une voie originale de la Suisse, pays de culture à la fois germanique et latine. Il a toujours été très attaché à ce génie suisse qui permettait de conjuguer ces deux cultures avec leurs qualités respectives. Cela a pu donner lieu à des débats houleux entre lui et ses camarades de la jeune génération d’écrivains vers 1900, comme Charles-Albert Cingria, qui eux voyaient les choses dans une optique essentiellement latine. C’est pourtant Gonzague de Reynold qui avait eu l’idée du titre “La voile latine”, pour la fameuse revue littéraire fondée à cette époque par ces jeunes écrivains rénovateurs. Au moment de la condamnation de l’Action Française par Pie XI, il a obéi et s’est détaché de ce mouvement, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une photo dédicacée de Maurras sur sa table de travail jusqu’à la fin de sa vie.
Q. : Qu’est-ce qui est particulièrement intéressant chez cet auteur ?
X. M. : Avec Charles-Louis de Haller à la fin du XVIIIe et au début du XIXe, Reynold est la figure centrale de la pensée contre-révolutionnaire en Suisse au XXe. Radical, — c’est-à-dire allant à la racine des choses, au niveau de la doctrine mais modéré au sens de mesuré. Ce n’est pas un écrivain ou penseur qui éructe et n’utilise en aucun cas la vulgarité. En ce sens, c’est un grand défenseur de la courtoisie, de l’élégance et des valeurs propres à l’Ancien Régime, ce qui est attirant quand on vit dans une époque décadente comme celle dans laquelle nous vivons.
Personnellement, je suis d’une génération qui n’a pas entendu parler de Gonzague de Reynold ni à l’école ni à l’université ou alors pour le critiquer. Comme d’autres de ma génération en réaction contre les tendances de l’époque qui me déplaisent, j’ai redécouvert cet auteur mal aimé des intellectuels gauchistes, mais qui garde une aura dans l’opinion suisse.
Q. : Gonzague de Reynold était un royaliste militant. N’est-ce pas étonnant de la part d’un Suisse ?
X. M. : On ne peut pas dire que Gonzague de Reynold ne se soit jamais prononcé pour une monarchie héréditaire en Suisse. Cela n’aurait pas eu de sens. Il a fait partie en revanche d’un courant d’idées qui aurait souhaité que l’on remît à l’honneur la fonction de Landammann, terme désignant le personnage qui incarnait officiellement la Confédération dans l’ancienne Suisse (le titre de landamman est encore aujourd’hui l’appellation officielle du chef de l’État dans plusieurs cantons de Suisse allemande). Cette idée n’a pas été retenue, mais on peut dire que la personnalité du général Guisan, commandant en chef de l’armée pendant la guerre a rempli de facto cette fonction de chef rassembleur que les patriotes auraient souhaité être celle d’un Landammann.
Pour d’autres pays que la Suisse, Gonzague de Reynold était partisan de la monarchie. Il était par tradition familiale un monarchiste pour la France et comme dit plus haut, Maurras l’avait influencé. Le terme de militer me semble un peu fort mais, en effet, en tant que thomiste, il nous dit dans “L’Europe Tragique” : « La meilleure forme de gouvernement, pour l’Aquinate, c’est donc la monarchie héréditaire, soutenue par une aristocratie et limitée par une démocratie. Un roi, c’est-à-dire un chef unificateur et responsable, héréditaire ou élu, une élite de magistrats, de hauts fonctionnaires, et surtout d’autorités sociales, choisis dans le peuple organisé corporativement, comme il l’était au Moyen Âge. » (rééd. 2024, Gonzague de Reynold, L’Europe tragique, Les Éditions Meystre, p. 384).
Q. : Quelle influence le comte de Reynold eut-il sur ses contemporains ? Quelle est aujourd’hui son importance en Suisse ?
X. M. : De son vivant il a exercé une forte influence intellectuelle et peut-être même politique en coulisse. C’est bien ce qui lui est reproché par les historiens de gauche qui ont bien compris qu’il existait en Suisse entre les deux guerres des mouvements d’idées et pas seulement d’idées, qui envisageaient une rénovation des institutions dans un sens national, plutôt sceptique envers la démocratie libérale. Ce sujet est controversé car il y a des historiens qui se plaisent à dépeindre Gonzague de Reynold comme l’inspirateur principal d’une droite autoritaire et traditionaliste, et d’autres qui minimisent son rôle dans ce mouvement.
Récemment, on a découvert des correspondances du conseiller fédéral Philippe Etter, un catholique conservateur, assez proche de la pensée corporatiste, écrivant à son ami Gonzague de Reynold du projet de Défense spirituelle de la Suisse, une politique officielle qui avait été suivie par les autorités helvétiques pendant la guerre et lui disant combien ce projet avait été influencé par les conversations qu’ils avaient eues ensemble. Tout de suite l’intelligentsia de gauche s’est emparée de cela pour affirmer que Gonzague de Reynold avait été l’inspirateur principal de la politique suisse pendant la guerre, qui en effet avait une tonalité assez autoritaire et nationale. Mais il ne faudrait pas oublier que la Défense spirituelle n’était pas très idéologique et elle rassemblait aussi bien des socialistes que des gens que l’on pourrait aujourd’hui qualifier d’extrême-droite. C’était un concept politique rassembleur, se référant à l’histoire, qui avait été nécessaire pour créer une union sacrée pendant la guerre derrière l’armée, la défense de l’indépendance et de la neutralité. Il est vraisemblable, puisque le conseiller fédéral Etter l’a écrit, que Gonzague de Reynold ait exercé une influence dans la définition de cette politique. Ce qui prouve au moins qu’il était capable d’être rassembleur.
Après la guerre, bien sûr, Gonzague de Reynold a connu un temps de purgatoire, l’atmosphère avait changé. Mais il a assez vite rebondi en écrivant son ouvrage en sept volumes Formation de l’Europe, qui a eu beaucoup d’impact. Sa voix n’a pas cessé d’être entendue, jusqu’à sa mort, même s’il était souvent à rebours de consensus. Ainsi il a fondé un institut fribourgeois, pour promouvoir la culture dans son cher canton de Fribourg, et contribué à régler l’épineux problème de la coexistence des langues dans ce canton. Dans les années soixante, fidèle à des convictions déjà exprimées dans sa jeunesse, il s’est engagé passionnément dans la cause de l’autonomie du Canton du Jura, un sujet sur lequel il était opposé à l’ensemble de la Suisse officielle. Et pourtant l’histoire lui a donné raison, quoiqu’après sa mort, puisqu’en 1977 la politique suisse a fini par se résoudre à accepter la création d’un canton du Jura, ce qui fut entériné par le peuple dans une votation.
Malheureusement, à l’heure actuelle, on doit dire que l’influence de la pensée reynoldienne est très faible. Premièrement et étant donné que plus personne ne lit et ne s’intéresse à ceux qui nous ont précédés, il est difficile de le faire connaître. Deuxièmement, parce que nous vivons une période de tiédeur et d’un manque de courage orwellien. Les conséquences sont telles que beaucoup hésitent à citer Gonzague de Reynold de peur d’être catalogués. J’ai malgré tout créé et j’anime le salon littéraire et politique que j’ai appelé [https://www.youtube.com/@salongonzaguedereynold « Salon Gonzague de Reynold »] en son honneur et qui se tient une fois par année en Suisse, au mois de janvier, durant le WEF. Petite anecdote amusante, lors de la dernière édition, une dame m’a demandé : « Êtes-vous Gonzague de Reynold ? »
Q. : Quels étaient les liens de Gonzague de Reynold avec la France ?
X. M. : Ses liens avec la France étaient nombreux et intimes. Il était d’une famille suisse d’officiers qui s’était beaucoup illustrée au service de la France, et de là provenaient beaucoup de souvenirs et de traditions qui lui étaient chères et qui le rattachaient à ce pays. Il était par exemple très fier de ce que l’un de ses ancêtres, François de Reynold, qui avait servi sous Louis XIV et participé glorieusement à la guerre de succession d’Espagne, puis été membre du conseil de guerre sous la Régence avec rang de lieutenant général, ait vécu à Versailles et soit cité plusieurs fois dans les mémoires de Saint-Simon. Cette famille avait été anoblie en France et aurait pu prétendre à la nationalité française car Louis XIV lui avait conféré des lettres de naturalité, c’est-à-dire en termes modernes la naturalisation.
Gonzague de Reynold a fait ses études à la Sorbonne sous la direction de Joseph Lanson, un des grands maîtres de la Sorbonne à cette époque. Par la suite il a toujours conservé des liens avec des poètes et écrivains français, particulièrement Francis Jammes, Paul Valéry, qui étaient ses amis, et d’autres. Il était proche d’écrivains français catholiques de droite comme Georges Goyau, qui était de l’Académie française, et Henri Massis, notamment. Il était membre correspondant de l’institut de France et chevalier de la légion d’honneur. Il a donné au cours de sa vie d’innombrables conférences en France. Tout cela fait beaucoup de liens familiaux, intellectuels et de toute sorte avec la France.
Q. : En quoi la lecture de ce penseur profondément suisse peut-elle être intéressante pour des Français ?
X. M. : La question devrait plutôt être : en quoi la lecture de ce penseur ne peut-elle être pas intéressante ? Je crois profondément en ce que Juan Donoso Cortès appelait la Civilisation Catholique. La Suisse, contrairement à ce qui est écrit ici ou là, n’échappe en rien au mondialisme, à la destruction des nations européennes. Et donc, pour comprendre et combattre ces maux, il faut s’attaquer aux racines afin d’éliminer le mal. Enfin, pour combattre, il nous faut nous allier derrière une cause commune et connaître les particularités propres à chaque pays, c’est-à-dire ce qui distingue la France de la Suisse par exemple. Par conséquent, il est essentiel de connaître et de lire les classiques des pays voisins.
Q. : Pour terminer, quels ouvrages conseilleriez-vous à quelqu’un qui voudrait s’initier à l’œuvre de ce penseur ?
X. M. : Son œuvre est assez multiforme. Elle comporte des recueils de poèmes, des ouvrages de grande érudition historique, d’histoire littéraire, même des spectacles et des pièces de théâtre. Selon moi, son ouvrage le plus politique est “L’Europe Tragique”, qui m’intéresse au point de vue politique, c’est pourquoi j’ai souhaité le rééditer. Dans cet ouvrage, il « étudie cette révolution, dont l’origine lointaine est l’humanisme, qui passe dans l’ordre des faits avec la révolution française, et s’achève, se brise avec la révolution russe et la crise économique. Dans la seconde, il s’arrête aux premiers symptômes de la contre-révolution, en Italie, en Allemagne. Dans la dernière, il analyse le besoin d’unité qui tourmente le monde contemporain et il s’efforce de le ramener à son principe spirituel, ce qui est sa conclusion. » Il y a aussi “La démocratie et la Suisse” et “La Formation de l’Europe”, cités plus haut. Cet ouvrage a été réédité aux Éditions Meystre (https://editionsmeystre.ch/). Il sera disponible à la précommande le 1er septembre et à la commande dès le 1er octobre.
Entretien mené par Florimond du Bessay d’Otegem